Intervention de M. Edouard SALUSTRO
Je préside la section des finances du Conseil Economique et Social où j'apprécie la pertinence et la maturité de vos collègues CGC qui y siègent. A un colloque concernant les actionnaires salariés, on a abordé le problème des scandales financiers, de l'insécurité des marchés qui touchent avant tout les petits porteurs. Quand un grand pays prétend créer une place financière parce que l'industrie financière (dit-on) est un élément fort du pays, il faut pour cela que les règles de sécurité soient respectées, ce qui ne semble pas être le cas le plus répandu.
LES DISFONCTIONNEMENTS DU SYSTEME
Le cas Enron fait aujourd'hui figure de symbole des dérèglements de plus en plus fréquents. De nombreux autres scandales ont été passés sous silence aux USA. En France, les scandales ont été dans la plupart des cas évités. Mais vous savez que j'ai personnellement été amené à prendre avec certains de mes associés des positions de refus devant certaines prestations comptables, ce qui m'a valu bien des déboires et des soucis. Mais la place et les actionnaires ont été sauvegardés. Je ne révèlerai rien qui touche au secret professionnel auquel je suis tenu, mais uniquement ce qui a été abondamment relaté dans la presse (Le Monde du 3/07/2002 et du 25/6/2003)
Le marché est depuis des années en forte évolution avec l'apparition des produits dérivés, de plus en plus volatils, de plus en plus dangereux, et de moins en moins maîtrisables. Leur complexité est telle qu'ils ne peuvent pas être suivis par une comptabilité, à moins d'adopter des règles anglo-saxonnes qui créent une telle volatilité qu'on en vient à des dangers encore plus grands.
On a demandé aux entreprises de digérer d'innombrables fusions, acquisitions, alliées à des endettements colossaux. Les concepts comptables classiques n'ont pas prévu des pertes de centaines de milliards de $ comme c'est le cas actuel pour A O L car ces pertes n'engendrent pas de décaissement, mais des baisses de valeur immatérielles et incorporelles qui ne peuvent être appréciées que par des analystes financiers. Derrière cette situation, il y a un jeu de pouvoir.
LA PRESSION DES MARCHES :
Ces dernières années, on est tombé dans ce qu'on a appelé la dictature des 15%. Il avait été décrété qu'en deçà, les résultats devaient être considérés comme insuffisants. Les actionnaires ont instauré eux même les conditions de leur propre malheur. Marchés, investisseurs et analystes sont tous rentrés dans le jeu et ont conspiré autour de ces 15%. Concomitamment à ces excès d'exigence, certains dirigeants ont tenté d'aligner leurs rémunérations sur celles des actionnaires. On a vu apparaître notamment les stock-options, les " golden parachutes " etc… et des situations qui ont compromis gravement l'indépendance, la crédibilité et l'absence de conflit d'intérêt de ceux dont c'était la charge de mener les affaires.
LES CONTRE-POUVOIRS :
Les contre pouvoirs n'ont pas réagi conformément à ce que l'on est en droit d'attendre d'eux. Ni la " Sarbanes Oxley act ", ni la loi sur la sécurité financière n'ont encore montré leurs effets. La comptabilité n'est pas quelque chose de précis, d'exact et d'encadré, mais c'est encore trop un élément de consensus. C'est un vrai danger autant pour les salariés des entreprises en ce qui concerne leur situation, que pour ceux chargé des contrôles compte tenu de leurs responsabilités pénales. La situation est en apparence bloquée du fait du manque de clarté dans la définition du rôle des systèmes et notamment du système comptable. Les têtes pensantes de la communauté comptable internationale se penchent sur la rénovation du système, prévue pour 2005. Mais le vrai problème est de savoir qui dirige cette rénovation : l'investisseur, les pouvoirs publics, le marché ? On peut penser qu'en fait ce sont les investisseurs et les dirigeants qui pilotent cette rénovation par personnes interposées. C'est un vrai problème de fond.
LES SCANDALES :
ENRON : ce n'est pas la faillite de la société ENRON, mais celle d'un système tout entier : la faillite du système de contrôle du pouvoir économique et financier . Le rapport du sénat américain sur le sujet est accablant. En résumé (sic) " …dirigeants trop ambitieux, gestion des risques trop audacieuse, des financiers et des administrateurs peu scrupuleux mais aussi une croyance partagée et euphorique dans l'autorégulation du capitalisme financier… ".Cette autorégulation n'a pas résisté à la convoitise et à l'avidité. Cette faillite est un accident du système. Parmi les causes multiples, les pratiques comptables complexes et risquées dans leur application systématique, par exemple la notion de " special purpose entities ". Dans le cas d'Enron, on a retrouvé 800 petites sociétés " spéciales ", qui contenaient chacune une part du passif déconsolidé, donc invisible à tout contrôle, mais aussi des auditeurs plus ou moins complices. C'est le système qui a favorisé cet ensemble de mensonges et de malhonnêtetés. Des collusions douteuses ou coupables ont facilité les pratiques comptables à l'intérieur et à l'extérieur du groupe. Le bureau Andersen de Houston a d'ailleurs été largement mis en cause. Le manque de rigueur de plusieurs banques a permis de repousser l'éclatement de l'affaire. Enron était pourtant une entreprise innovante, passée de l'énergie au trading d'énergie
VIVENDI : Le cabinet Salustro-Reydel a été et est encore, commissaire aux comptes de ce groupe. J'ai pour ma part , cessé de signer depuis 1998. Je me suis trouvé, comme vous le savez , en désaccord avec les signataires de ce dossier. J'ai en effet approuvé la position du responsable de la doctrine comptable de mon cabinet , suivi en cela par la COB au plus haut niveau. Cette situation apportait des sanctions disciplinaires qui n'ont pas encore été prises. Des instances sont cependant en cours. Comment en est on arrivé là ? C'est l'histoire de la conversion fulgurante d'un vénérable groupe industriel, la Compagnie Générale des Eaux , décidant de se lancer avec un fantastique allant vers la " modernité ". En 7 ans ; la CGE, devenue VIVENDI puis VIVENDI UNIVERSAL passait du service aux communes de France aux vertiges d'Hollywood, des offres de l'immobilier parisien, à la musique en ligne, des ordures ménagères à l'internet et à la télévision payante. Tout n'était pas négatif. CANAL+ a été une très belle réussite, qui n'a pas d'équivalent au monde. C'est la deuxième chaîne cryptée mondiale. Les hypothèques laissées par la crise de l'immobilier avaient été correctement traitées et l'endettement correspondant apuré. Mais le groupe s'est ensuite tourné vers des acquisitions de plus en plus nombreuses et risquées, en particulier dans le milieu périlleux " entertainment & media " de la côte ouest des USA. La préparation des comptes 2000 et, plus encore 2001, va apparaître comme le révélateur d'un mal profond, jusqu'alors masqué habilement : un endettement déséquilibrant Le passage aux normes comptables américaines a suscité bien des interrogations. Une fuite opportune par le WALL STREET JOURNAL à la veille de la publication des résultats, que V U devrait annoncer des provisions pour dépréciation d'actifs de l'ordre de 15 millions d'€. Les investisseurs apprennent ainsi que le groupe a décidé de reconnaître qu'il a payé trop cher certains actifs acquis au cours des dernières années, en pleine bulle spéculative. Vous connaissez la suite. C'est une affaire que je suivais depuis longtemps, mais j'estimais qu'il y avait des limites à ne pas franchir. En 98/99, Vivendi, à l'occasion d'une OPA sur le groupe PATHE s'est retrouvé avec 23% de la chaîne cryptée BskyB, ce qui mettait le groupe avec Canal plus en situation de position dominante, tant appréciée par Mario Monti pour les entreprises européennes. Ce dernier s'est manifesté et a obtenu gain de cause. Un montage qui s'est avéré être un prêt de la Deutsch Bank a été comptabilisé comme une vente de titres, donc comme une plus value. Notre responsable de la doctrine comptable s'y est opposé puisqu'il ne s'agissait de fait que d'une opération de portage.. La plus value avait déjà été prise en compte, et la suppression de celle-ci aurait fait passer les résultats au rouge avec les effets qu'elle aurait entraînés sur le marché pour cette société hyper médiatisée. (voir Le Monde du 3/7, du 10/9 et du 11/9 2002)
PARMALAT : C'est un groupe caractéristique du capitalisme familial dont les parts sont dans les mains d'un seul homme : Callisto Tanzi, a fait ce qu'il a voulu et a utilisé à son profit et celui de sa famille dans des conditions inacceptables les fonds de sa société. On retrouve 14 milliards d'€ de passif (Il Corriere della sera du 24 janvier 2004). C'est l'exemple même d'une absence totale de contre pouvoir. Même l'audit réalisé sur les comptes de 2002 n'a perçu aucune anomalie et a certifié les comptes consolidés comme clairs et conformes aux normes. (voir sur internet à l'adresse : http://www.parmalat.com/it/doc/Relazione_Deloitte_bilancio_cons2002.pdf ) On retrouve là le problème du conflit d'intérêts. Le problème n'est pas nouveau et a souvent été évoqué. Le problème va t il perdurer : oui, car l'avidité et la convoitise , même jugulées et contrôlées ne disparaîtront pas de si tôt. Mais on ne peut pas accepter un langage de consensus qui nous a amené là. Il m'est arrivé plusieurs fois dans ma carrière de vouloir m'opposer à de telles opérations, ce qui ne n'a pas empêché le cabinet que j'ai créé de devenir le N° 1 en France, puis le N°2. La loi de sécurité financière existe, mais elle n'aura d'effet qu'à la condition qu'il y ait une volonté politique de la faire appliquer.
QUESTIONS DES PARTICIPANTS :
Q : Il a été constaté que parfois, par corporatisme, certains experts, même ceux désignés par les comités d'entreprises, n'hésitent pas à fermer les yeux sur des anomalies évidentes. R : C'est le type de situation que j'ai dénoncé et qui me coûte très cher sur le plan moral, car dans ces cas on se retrouve très seul.
Q : Vous avez parlé des contre-pouvoirs mais pas des conseils d'administration R : Jusqu'à il y a deux ans, les CA étaient croisés, et dans les entreprises du CAC 40, on voyait les mêmes têtes partout. On commence à y voir des étrangers (soucis de s'anglo-saxoniser), et on constate un léger progrès. On a créé un Institut de Formation des Administrateur indépendants. Pour être indépendant, il faut être compétent, pouvoir consacrer 200 à 300 heures par an minimum pour préparer les conseils, ne pas se contenter de toucher les jetons de présence mais intervenir intelligemment et savoir dire non le cas échéant. Dans les entreprises, les comités spécialisés peuvent devenir de vrais contre-pouvoirs.
Q : Quels types de contre-pouvoir préconiseriez vous ? R : Tout d'abord, le Conseil d'Administration, mais rénové, avec de véritables administrateurs, ce qui n'a pas été le cas trop souvent, et au sein de ces conseils des comités avec des responsabilités. Il y a les Commissaires aux Comptes, s'ils acceptent de jouer un rôle plus risqué. Il y a l'Assemblée des Actionnaires, et plus particulièrement, les petits porteurs, qui, même s'ils ne représentent que quelques %, sont les seuls à oser parler. Les institutionnels qui possèdent la très forte majorité ne se font que rarement entendre car partie intégrante du consensus .Les actionnaires minoritaires doivent être plus solidaires et se regrouper pour mieux se faire entendre, car ils sont le troisième élément essentiel du contrepouvoir. L'autre problème vient du coté des agences de notation (il n'y en a que deux dans le monde) et des analystes, qui ont tendance à faire monter artificiellement le marché. C'est aussi un domaine où le contre-pouvoir est inexistant . Il faut des contre-pouvoirs internes et externes qui ne s'ignorent pas. Il faut que le consensus autour des comptes soit ouvert et contradictoire.
Q : Comment peut être assurée l'indépendance des commissaires aux comptes ? R : Ils ont globalement une certaine forme d'indépendance, et sont soumis à un contrôle. Je préconiserais la nomination par voie d'appel d'offre ; sortir du relationnel ? Encore faut il que cet appel d'offre soit indépendant. Il faut qu'une fois en place les commissaires aux comptes subissent la loi de la rotation. Il faut une transparence totale des honoraires, et enfin une séparation complète (la loi le dit …) et effective de l'audit et du conseil.
Q : Pourquoi faut il s'aligner sur les normes anglo-saxonnes qui tendent à accroître la volatilité ? R : C'est un débat politique au niveau de l'Union Européenne. Un lobbying sérieux serait nécessaire à Bruxelles, mais hélas, faute de moyen ce n'est pas le cas actuellement.
Q : Que pensez vous de la notion d'administrateur indépendant, et du rôle que peuvent avoir les administrateurs salariés ? R : L'indépendance doit se combiner avec la compétence, et la disponibilité. Il faudra en trouver suffisamment de ces administrateurs pour renouveler ceux qui siègent aujourd'hui. Pour les administrateurs salariés, il faut que les dirigeants s'habituent à préparer des salariés, notamment des cadres dont l'autonomie doit être reconnue
Q : Quelles sont les sanctions encourues dans les cas de fraudes évoquées Y a t-il des pays mieux outillés que les autres ?. R : Les sanctions devraient être telles que les individus ne soient plus en mesure d'agir. Si le patron est coupable c'est une chose. Si le professionnel sait, il est aussi coupable; s'il ne sait pas c'est qu'il est inconscient ou incompétent. Il nous faudra aussi des magistrats à la hauteur pour traiter de ces sujets. La sanction pour les commissaires aux comptes, c'est la radiation pure et simple. Dans le cas Vivendi, c'est l'intervenant qui représentait dix fois moins que l'autre qui a su dire NON.
Q : D'où sort l'argent pour réaliser toutes les fusions ? R : Ce n'est pas forcément avec une sortie d'argent mais aussi et le plus souvent par échange d'actions et augmentation de capital, sous le contrôle de commissaires à la fusion.
Q : Dans les entreprises, un contre pouvoir peut s'exercer sans forcément avoir la légitimité de la majorité. Mais le pouvoir est il du côté des actionnaires ? Les véritables propriétaires des parts des entreprises en bourse sont les citoyens qui placent leur argent dans des banques, des société d'assurance, des SICAV etc… Or quel est leur pouvoir au sein des Assemblées générales et des CA ? Il y a une telle dissension entre l'apparence juridique et la réalité. Le pouvoir réel a été monopolisé par des cercles opaques dans leur fonctionnement. Ne peut on pas avoir une idée de la composition de ces " cercles " en examinant la répartition des revenus entre les différents acteurs ? Pour les salariés, cette répartition est un peu bloquée depuis une quinzaine d'année. De même pour le consommateur dont le pouvoir d'achat a peu évolué. Pour l'Etat, cela n'a rien d'évident, ni pour les petits actionnaires trop souvent grugés. Que reste-t il sinon une certaine nomenklatura de dirigeants économiques formée par un groupe de quelques centaines de personnes, qui ont multiplié leur revenu en quinze ans par 20 ou 30. Mais qui peut croire que ce sont les actionnaires qui ont autorisé ces dirigeants à de telles augmentations sinon eux-mêmes ? R : C'est une bonne analyse, à laquelle il faut aussi préciser que pour entrer dans ce cercle, il a fallu soit un apport d'argent par des " relations " personnelles ou familiales, soit une manipulation autorisée quelque part par un financier. A partir de là, c'est une affaire de talent. Mais ceux qui restent dans le cercle sur une longue durée sont peu nombreux, en raison de la volatilité des marchés, des risque pris et de leur audace. Beaucoup chutent. Ce groupe est donc relativement fragile, ce qui n'est pas forcément bon pour l'économie.
Q : Le commissaire aux comptes ne se retrouve t il pas parfois à contrôler des documents qui auraient été fabriqués tout spécialement à son attention ? R :. Cela peut arriver. J'ai été nommé commissaire judiciaire dans une célèbre affaire de fabricant d'ordinateurs (SMTT GOUPIL) dont 50% des activités étaient fictives.
Propos recueillis et mis en forme par Henri Bussery
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